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Broadchurch : autopsie d’un succès

C’est un véritable raz-de-marée : Broadchurch (dont France 2 diffusera les derniers épisodes de la saison 1 lundi soir) est devenue en France un phénomène encore plus important que dans son pays d’origine. En effet, lors de sa diffusion en Grande-Bretagne sur ITV, la série a commencé avec un peu plus de 6 millions de téléspectateurs, pour finalement atteindre les 8,72 millions le soir de son épisode final. Et pour l’instant, la France dépasse ces chiffres !

Des audiences plus fortes qu’en Grande-Bretagne
Sur France 2, le premier épisode a frappé très fort le 17 février dernier : 7,1 millions de téléspectateurs ; puis 6,8 millions pour le deuxième, diffusé dans la foulée, et enfin 6,3 millions pour l’épisode 3. France 2 réalisait ainsi un record avec son meilleur prime-time depuis mai 2012. Et cela avec une série britannique inconnue du grand public. Lundi dernier, c’étaient 6,4 millions de téléspectateurs qui étaient présents pour le premier épisode de la soirée (soit le 4ème de la série) puis 6,1 millions et 5,7 millions pour les deux suivants.
Lundi prochain, France 2 diffusera le final de la série, avec la révélation qui va secouer la ville de Broadchurch. Il y a fort à parier que les audiences vont encore être au sommet.

Un choix courageux
La diffusion de Broadchurch en prime time sur France 2 a été annoncée dès la rentrée. C’est en effet ainsi qu’apparaissait la série dans la présentation des programmes de la chaine. Un pari audacieux quand on sait que le duo d’enquêteurs de Castle réunit en moyenne 6 millions de téléspectateurs dans cette même case, et dépasse même TF1 avec ses épisodes inédits.
Castle, c’est une enquête différente à chaque épisode, avec les atouts d’une comédie romantique et le charme de Nathan Fillion. Et dans une semaine, France 2 retrouvera un autre duo tout aussi traditionnel avec le retour de Rizzoli & Isle le lundi soir.
Coincée entre ces deux séries américaines déjà bien connues, Broadchurch est donc très différente. Une vedette, David Tennant, très apprécié des fans de Doctor Who mais peu connue du grand public français. Une seule et longue enquête à suivre, impossible à prendre en cours de route. Un rythme plus contemplatif, inhérent au genre du thriller psychologique. Des thèmes dérangeants comme la mort d’un enfant… Clairement, on ne regarde pas Broadchurch avec la même attention et la même implication qu’un épisode de série policière de 42 minutes, amusante et sans conséquences.

De moins en moins oubliées
Il y a encore quelques années, les différences que j’ai recensées auraient empêché Broadchurch d’avoir une large exposition en prime time sur France 2. La chaine aurait plutôt opté pour une programmation plus tardive. Mais les temps ont changé : le public français est de plus en plus exigeant et les séries vont de plus en plus loin. Broadchurch n’a rien d’innovant, ni d’exceptionnel : on voit de plus en plus de séries, comme The Killing ou Top of the Lake, où sont mis en avant les effets d’un crime, méticuleusement et chirurgicalement disséqués toute une saison durant.
En France, en 2007, Hervé Hadmar et Marc Herpoux ont co-écrit Les Oubliées, une remarquable série en 6 épisodes avec Jacques Gamblin dans le rôle principal, qui possédait la même structure narrative que Broadchurch (une seule enquête, l’errance du détective, la suspicion chez l’entourage)… Mais elle avait été enterrée dans les grilles de programmes de France 3 !

Le replay au secours des téléspectateurs

L’autre signal envoyé par le succès de Broadchurch, c’est l’importance capitale de la diffusion délinéarisée, c’est à dire ailleurs que sur la télévision, via les ordinateurs, tablettes et mobiles. En effet, près de 130 000 vues ont été comptabilisées par France 2 pour le premier épisode de Broadchurch. Le chiffre grimpe jusqu’à 206 000 pour le 3ème épisode. C’est le record historique de la chaîne pour une série étrangère (le précédent record était détenu par Castle, avec 105 500 vidéos vues).
Et quand on passe au replay (à savoir la possibilité de voir en décalé les épisodes jusqu’à 7 jours après leur diffusion à l’antenne), les compteurs explosent littéralement : entre 780 000 et 900 000 visionnages ! Sans surprise, c’est l’épisode diffusé le plus tard dans la soirée qui a été visionné le plus.
Aux États-Unis, le replay, et surtout les enregistreurs numériques de type Tivo, font maintenant partie du paysage et les audiences traditionnelles grimpent de plusieurs millions quand on leur associe ces nouveaux modes de diffusion (pour obtenir au final un chiffre dit « consolidé »). En France, le phénomène est plus récent.
Il faut aussi noter que cela est particulièrement remarquable sur une chaine dont les téléspectateurs ont habituellement une moyenne d’âge assez élevée. Le fait que l’intrigue soit « à suivre » joue manifestement sur l’envie des téléspectateurs de rattraper l’épisode initialement manqué.

Seul bémol : la diffusion par 3

Broadchurch prend la relève de Castle dans le lundi soir, une case que France 2 réserve traditionnellement à ses séries étrangères (comme Cold Case à une époque). Comme avec ces dernières, la chaine diffuse 3 épisodes à la suite, histoire d’aller jusqu’à 22h30 et de couvrir tout le prime time. Mais Broadchurch étant un véritable feuilleton, il est impossible d’enchainer un épisode inédit avec une rediffusion, ce que font d’habitude toutes les grandes chaines. Résultat : les 8 épisodes qui constituent la première saison sont diffusés en 3 semaines. Ce que France 2 gagne en parts de marché cumulées, elle le perd en fidélisation sur le long terme.

Broadchurch bat Joséphine
Preuve que les goûts évoluent vers une sophistication et une qualité accrue, Broadchurch a détrôné la pourtant très populaire et très établie Joséphine Ange Gardien. En face des 3 premiers épisodes de la série britannique, TF1 réunissait seulement 5,5 millions de téléspectateurs avec un épisode inédit de la série mettant en vedette Mimi Mathy. Et lundi dernier, Joséphine s’est à nouveau inclinée avec 5,8 millions de téléspectateurs, toujours pour un épisode inédit.
Cela est bien la preuve que le grand public français est prêt pour des séries aux codes narratifs différents et au contenu plus ambitieux, à partir du moment où les créateurs gardent bien en tête de passionner le téléspectateur.
C’est donc un signal très fort envoyé aux diffuseurs, le même qui avait été envoyé à l’aube des années 2000 quand Les Experts (innovants pour l’époque) et FBI Portés Disparus ont rejoint 24 Heures Chrono, Dr House et autres Prison Break dans une explosion de la visibilité des séries américaines sur les écrans français. Les diffuseurs ne pensaient pas les téléspectateurs français suffisamment évolués pour apprécier en nombre ces séries... On avait tort.
Il y a fort à parier que, encore maintenant tout comme il y a presque 15 ans, les diffuseurs ne se mettent en chasse d’autres séries du même type que Broadchurch et demandent aux scénaristes français d’imaginer « quelque chose dans le même genre »… À ce titre, une adaptation française de Broadchurch est déjà en développement pour France 2, et une version américaine, Gracepoint, est en tournage.

Alain Carrazé, directeur de 8 Art City

Crédit photo : Patrick REDMOND - © ITV Plc