La débâcle des Hommes de l’ombre

C’est l'histoire de l'une des plus brillantes séries françaises de 2012 : Les Hommes de l’ombre, une plongée magistrale et passionnante dans les arcanes du pouvoir. Bruno Wolkowitch et Grégory Fitoussi, au sommet, s’y affrontent en tant que conseillers en communication. Autrefois collègues, une élection présidentielle anticipée - ainsi que d’anciennes rancœurs - vont les séparer. La candidate que va épauler Simon Kapita (Wolkowitch), c’est Anne Visage, interprétée par Nathalie Baye.

Sombre, profonde, rythmée et surprenante, la saison 1 se termine le soir des élections, sur le suspens le plus total : Kapita esquisse un sourire quand il voit apparaître à la télévision le visage du vainqueur … mais ce visage, le téléspectateur ne le voit pas et le mystère reste entier.

Mais depuis hier, il n’y a plus de mystère.

Le scénariste lâche une bombe

Dans une interview donnée à Télé 2 Semaines, Dan Franck, le scénariste de la série, révèle que Nathalie Baye ne reviendra pas pour la saison 2. « Ce n’est pas une surprise. Nathalie Baye n’est pas une actrice télé. Elle avait toujours dit qu’elle ne ferait pas la saison 2, même si elle avait affirmé qu’elle était contente de la série. Mais j’ai passé un an à écrire les six épisodes, seul, pour une femme président. » Et de préciser qu’il n’écrira finalement pas cette nouvelle saison.

Clairement, cette annonce fait l’effet d’une bombe et rapproche Les Hommes de l’ombre du désastre qu’a été Clara Sheller : après une saison 1 remarquable et remarquée en son temps, la production s’embourba dans de tels retards et de telles incertitudes que la saison 2, tournée avec des acteurs différents et diffusée après plusieurs années d’attente, a été un échec retentissant.

Comment Les Hommes de l’ombre, une série qui avait redonné confiance dans le potentiel de la fiction française (en dehors du territoire des séries haut de gamme de Canal+ et des coproductions internationales) a-t-elle pu trébucher ainsi ? Comment peut-on accepter que l’actrice principale d’une série remette ainsi en question sa participation aux futures saisons (et de rappeler qu’aux États-Unis, les vedettes signent un contrat de sept ans dès le tournage du pilote) ? Comment peut-on laisser un seul scénariste écrire à lui tout seul une saison entière et mettre un an pour cela ? Pourquoi l’avoir laissé écrire sur la base d’un personnage si on savait que ce personnage n’allait pas revenir ? Pourquoi l’âme créatrice de la série abandonne-t-il ainsi son « bébé »? La fiction française vient-elle de faire un pas en arrière ? Si on ne comprend pas les exigences et contraintes du format série télé, à quoi bon en produire ?

Le producteur éclaircit la situation

Emmanuel Daucé, producteur de la série avec Charline de Lépine au sein de Tétra Média Studio, a accepté de répondre à mes questions et de réagir à cette annonce. Sa première réponse est sans équivoque : « Non, Nathalie Baye ne nous a pas dit d’emblée qu’elle ne ferait jamais de saison 2. Ça serait débile de notre part de faire écrire six épisodes en sachant d’avance qu’elle n’allait pas reprendre son rôle ! »

Et de préciser : « Au moment de négocier les accords sur sa participation, on ne parle pas de "récurrence" avec elle. Nathalie Baye est une star et je comprends qu’elle ne puisse s’impliquer dans un projet qu’après avoir lu le scénario, et qu’elle ne nous signe pas un chèque en blanc. De façon plus prosaïque, on est incapable de fournir 12 ou 18 épisodes par an, donc de s’engager. Il peut y avoir un "accord de récurrence", avec un cachet contractualisé dès la première saison. Mais sur Les Hommes de l’ombre, nous n’avons pas fait cela. Au final, je pense que Nathalie Baye était ravie, mais même en février 2012, après le succès de la série, on n’a toujours pas parlé de suite. On a parlé avec son agent, qui nous a dit: "On ne sait pas, il faut se parler, il faut qu’elle lise, il faut qu’on discute." À ce moment-là, on se dit qu’il faut écrire pour Nathalie Baye, faire en sorte qu’elle soit présidente de la République. On prend ce pari en toute responsabilité. Un pari que nous avons perdu. »

Mais Emmanuel rétablit aussi une vérité sur la série, vérité oubliée au fil des mois de développement du projet et des changements au sein de la direction de France 2 : « Quand on a eu la commande de la série, il n’y avait pas Nathalie Baye. Cette série ne s’est pas montée sur son nom. L’idée de la série est de retracer, au fil des saisons, l’accession au pouvoir, la gestion du pouvoir, puis sa décadence… Le concept de la série, ce sont des hommes de l’ombre, des conseillers en communication, qui nous montrent les coulisses du pouvoir. Je pense qu’on aurait eu du mal à avoir de l’empathie avec un homme, ou une femme, politique, car ce sont des êtres humains hors-norme. Il vaut mieux être aux côtés des gens qui les entourent. On monte tout le projet là-dessus et on rentre en casting. Parmi toutes les propositions pour incarner Anne Visage, on évoque, un peu comme dans une blague, Sharon Stone et Nathalie Baye. Et puis je me suis dit que c’était une bonne idée. C’est une bonne comédienne et elle ferait une bonne présidente de la République. Nathalie Baye a l’habitude de se lancer sur des projets parce qu’elle a aimés à la lecture et sur la foi d’un réalisateur. Là, le projet l’intéresse, on appelle France 2… qu’il faut paradoxalement convaincre ! »

Le changement c’est maintenant

Emmanuel Daucé est aussi à la tête d’une autre très belle réussite : Un Village français, où Fréderic Krivine (P.J.) et Philippe Triboit (Engrenages) sont parvenus à créer une équipe permettant aujourd’hui d’arriver sans problème jusqu’à une cinquième saison. La fabrication et les contraintes d’une série n’ont donc pas de secret pour lui. « On sait que, si on veut faire une série avec plusieurs saisons et plusieurs épisodes, on n’en est pas capable avec un seul auteur. D’ailleurs France 2 aurait bien aimé commander huit ou dix épisodes sur la deuxième saison des Hommes de l’ombre. Dan Franck, qui n’a jamais travaillé en atelier d’écriture, était un peu réticent à la base. C’est difficile de convaincre un auteur et scénariste qu’il doit travailler avec d’autres personnes. Aujourd’hui, il l’a accepté sur une saison 3. »

Quel est donc l’avenir des Hommes de l’Ombre ? Là encore, Emmanuel Daucé éclaircit toutes les zones d’incertitudes. « Nous avons pensé un moment remplacer la comédienne mais conserver le rôle. Mais je me suis finalement dit que ce n’était pas bien vis-à-vis du public. Nous avons pensé avec la chaîne qu’il fallait utiliser cette occasion pour réécrire et changer pas mal de choses. On reporte le tournage de trois à quatre mois, on profite de cette opportunité pour mettre la gauche au pouvoir et coller à l’actualité, plutôt que de se morfondre sur le départ de Nathalie Baye. On a décidé de ce changement en novembre dernier, quand nous étions certains que Nathalie ne reviendrait pas. Dan a répondu qu’il était OK pour prendre un coauteur, et il n’a pas arrêté d’écrire sur le projet : il écrit encore tous les dialogues. L’écriture s’est donc poursuivie. Il y a eu un énorme boulot de brainstorming et d’écriture. Beaucoup de choses vont être réutilisées, car on revient au concept initial, celui qui nous tient à cœur : les hommes de l’ombre et pas la femme-présidente. Il y a eu une réunion avant-hier avec la chaîne, pour parler des nouvelles arches narratives lancées par Dan et Pauline Rocafull, qui nous a rejoints. »

En conclusion, si l’on en croit le producteur de la série : « C’est très bien lancé et je pense que la saison 2 sera meilleure que la saison 1. »

Alain Carrazé, directeur de 8 Art City

Crédits photo : © Bernard Barbereau / FTV