Friends… et Wikileaks ?

Pour les séries télé, il existe un
« marronnier », une idée qui a encore la vie tenace : c'est la
soi-disant « influence » qu'ont les séries américaines,
principalement par le mode de vie qu'elles prôneraient, un « modèle
américain » que l'on imagine reproductible. Pour ceux qui ne font pas
l'effort de les regarder, les séries américaines resteront à jamais du
Dallas et de la promo pour du Coca-Cola !

Quand on se penche sur les séries
de ces quinze dernières années, qui mettent en scène des conspirations nationales,
des gouvernements qui dérapent, des situations absurdes et des valeurs
familiales largement élargies, on ne peut que sourire devant ce cliché qui a la
vie dure. Et pourtant... Wikileaks va nous prouver le contraire !

Parmi tous les documents qui ont été mis sur la place
publique figure un mémo du département d'État américain (l'équivalent du ministère des Affaires étrangères) qui paraît assez surprenant, puisqu'il
évoque la force qu'ont les séries américaines diffusées en Arabie saoudite ! Les rédacteurs de cette note vont jusqu'à affirmer que la
programmation de Friends est bien plus efficace que toutes les campagnes de
propagande.

Et de mentionner la vision
positive de la femme et le soutien qu'elle obtient de son mari quand elle
sombre dans l'alcool ou dans la dépendance au jeu. Friends fait partie de ces
séries diffusées sur les chaînes privées qui, semble-t-il, influencent les
téléspectateurs.

On est bien loin de la propagande
purement commerciale que le placement de produits devra faire ressurgir tôt ou
tard, de façon non camouflée cette fois. On est plutôt dans une ouverture à des
valeurs. Et il est vrai que les exemples pullulent, rien que dans
Friends : l'ex de Ross s'est révélée être lesbienne et se marie avec sa
compagne. Plus tard dans la série, c'est Phoebe qui sert de mère porteuse pour
son propre frère. Traitée sur le ton de la légèreté et de la comédie, la vision
des rapports humains n'en est pas moins pertinente et innovante.

On a beaucoup amplifié
l'importance qu'aurait eu le président noir de 24 heures chrono dans
l'élection de Barack Obama. L'acteur qui tenait le rôle du président Palmer,
Dennis Haysbert, calmait lui-même le jeu, en préférant parler d'une simple
« influence » plutôt que d'une « importance » : selon
lui, son personnage a permis de se représenter qu'un président noir pouvait
être possible, tout comme d'autres séries en on fait de même avec une femme à
la Maison Blanche (Commander in chief, par exemple). L'influence est plus diffuse
mais elle existe d'une manière ou d'une autre.

De même, la relative banalisation
de l'homosexualité dans à peu près toutes les séries est plus une démonstration
de la progression des consciences qu'une véritable influence en tant que telle.
Le personnage gay n'est plus considéré comme un « rebondissement
scénaristique » mais comme un élément de la série au milieu des
autres : le couple gay de Desperate Housewives se fond dans le voisinage
de Wisteria Lane et l'un des personnages principaux de la série Rubicon
est gay, sans que cela ne soit plus exploité. Il est évident qu'un tel
à-propos, une telle indifférence ne peut qu'influencer le téléspectateur.

Déjà dans les années 80, l'actrice
Candice Bergen s'était violemment élevée contre Dan Quayle, le vice-président
américain de l'époque : celui-ci avait jeté l'opprobre sur sa sitcom,
Murphy Brown, sous prétexte que le personnage principal comptait avoir un
enfant en tant que mère célibataire. Dans une séquence devenue mythique, Brown/Bergen répond directement à son détracteur en mettant en avant la notion de
famille élargie, largement acceptée et répandue aux États-Unis. Nul doute que,
diffusé en dehors de son pays d'origine, ce message fortement provocateur
puisse faire son chemin dans l'esprit des téléspectateurs, et au moins susciter
le débat.

Enfin, beaucoup de séries
judiciaires mettant en scène des avocats défendant leurs clients évoquent sans
tabou des sujets sensibles : ces séries utilisent la parole des différents
personnages pour exposer des positions opposées, mais constructives, sur le
droit à l'avortement, le port d'arme, etc... Symboles de la liberté d'expression
chère aux auteurs et scénaristes, ces points de vue ont aussi le mérite de
susciter le débat et d'ouvrir les esprits.

Influence aussi, mais de façon
sans doute moins bénéfique, les séries d'investigation scientifique où l'on
peut décerner une toute puissance de l'examen ADN, de l'analyse froide et
mécanique... Mais c'est oublier un peu vite que dans Les Experts, les vedettes ne
sont pas les microscopes qui dévoilent les composants d'un indice mais bien les
héros qui en déduisent le processus d'un crime, tels des Sherlock Holmes des
temps modernes.

De même, lorsque l'armée
américaine avait demandé aux producteurs de 24 heures chrono de
s'expliquer sur les nombreux recours à la torture dans la série, c'était une
démonstration flagrante de l'influence que peuvent avoir les agissements d'un
personnage, pourtant peu crédibles mais qui pourraient, aux yeux de certains,
justifier l'usage de telles méthodes.

Tous ces exemples vont sans doute dans le sens de
l'analyse que Wikileaks a mis à jour : c'est bien involontairement que ces
visions d'auteur, ces opinions, ces situations sont assimilées à de la
propagande. Car, au fond, les auteurs de séries télé ont évidemment une vie,
une opinion, un vécu qui transparaissent tout autant que pour l'auteur d'un livre. Et
plus les séries seront le reflet de la personnalité de leurs auteurs, plus
elles donneront - même de façon très subtile - une vision orientée de notre
monde.

Alain Carrazé, directeur de 8 Art City (
http://www.8artcity.com )

Crédit photo : Warner Bros International
Television